«La cuisine gastronomique relève de la passion»

lundi 21 octobre 2024

Denise Lachat

Le Domaine de Châteauvieux est une maison de pierre et pleine de cachet, située au milieu des vignes de Satigny (GE). Il est dirigé depuis 1987 par Philippe Chevrier qui y propose une cuisine à la fois gastronomique et conviviale. Rencontre et entretien avec un chef étoilé, passionné et chaleureux qui porte aussi les valeurs du Rotary.

Philippe Chevrier, vous faites partie des rarissimes chefs en Suisse à être distingués par le prestigieux Gault&Millau avec la note maximale de 19/20. Toutes nos félicitations! Quel sentiment avez-vous face à cette consécration?

La reconnaissance d’un guide est évidemment appréciable, d’autant plus que cela fait maintenant 25 ans que le Domaine de Châteauvieux obtient chaque année la note de 19. Cela attire aussi les jeunes talents qui aiment bien venir travailler dans une maison de renom. Pourtant, je pense qu’un chef doit d’abord effectuer ce travail pour son plaisir personnel, car il est passionné, ensuite il travaille pour ses clients. Je suis fier de pouvoir dire que les miens sont restés fidèles, beaucoup d’entre eux sont devenus des amis. En 40 ans à la tête du Domaine, j’ai accueilli pas moins de six générations d’une même famille! Pour ces amis de la maison, venir au Domaine est une véritable tradition.

On pourrait imaginer qu’une note maximale mette une énorme pression: celle de devoir la défendre.

La pression fait déjà partie de ce métier qui est souvent difficile. Nous travaillons quotidiennement sur un fil. Une machine qui tombe en panne, un produit qui n’arrive pas, un employé qui tombe malade: nous devons jongler en permanence avec ces situations et rester flexibles, car les assiettes doivent être absolument parfaites midi et soir. Pourtant, nous sommes soumis à un stress positif, car nous travaillons dans la créativité et pour faire plaisir aux gens.

Vous parlez d’un métier difficile.

Oui, il demande un gros engagement personnel. Le patron doit être la locomotive: hier, je me suis couché à 2 heures du matin, aujourd’hui j’étais debout à 7 heures. Ce n’est pas une exception, c’est la règle dans ce que je fais.

Quels sont les ingrédients nécessaires pour arriver à une telle excellence?

Elle demande de la créativité et de la finesse à la fois dans le goût et dans le visuel. Un élément central est évidemment apporté par la qualité du produit - nous ne faisons aucune concession là-dessus. Il est important de souligner que cette excellence est le résultat d’un travail d’équipe, ceci vaut en cuisine comme dans le sport. Tout seul, on ne fait rien. Mes responsables ont tous et toutes passé 20 ans de maison, avec les mêmes idées du travail bien fait, de laperfection et de la précision. Après tout, nous sommes en Suisse, le pays de l’horlogerie.

De quand date votre passion pour la cuisine?

De mon enfance! J’ai voulu ressembler à trois femmes qui ont été très importantes dans ma vie et ont marqué mon enfance: ma mère, ma grand-mère et ma tante. Elles faisaient non seulement très bien à manger, mais elles avaient le don de rassembler la famille. Tout se lie autour d’une table, n’est-ce pas, l’amitié, l’amour, les affaires! Petit, j’adorais rester à table pendant que les adultes discutaient et parlaient politique, religion... C’est à ces moments-là que je me disais qu’un jour, je serai cuisinier et j’aurai un restaurant.

Vous avez donc décidé d’en faire votre métier.

Oui, d’après ma mère, j’avais sept ans quand je parlais déjà de faire ce métier. Personnellement, je me souviens qu’à l’âge de onze ans, je passais sous le porche du Domaine de Châteauvieux pour assister au mariage de l’un de mes cousins et j’ai déclaré que c’était «une maison comme ça» que je voulais diriger un jour. À 25 ans, je suis devenu chef du restaurant et à 29 ans je suis devenu le propriétaire du domaine. En plus d’être cuisinier, j’avais effectivement envie d’être entrepreneur.

Vous rappelez-vous d’un souvenir culinaire qui vous a particulièrement marqué?

Oui, pour mon anniversaire le 17 décembre, ma mère me préparait toujours des moules marinières avec des frites faites maison. Et un diplomate pour le dessert.

Est-ce qu’on le retrouve ces mets sur votre carte aujourd’hui?

Oui, mais nous les travaillons différemment. La cuisine de mon enfance était une cuisine simple.

Comment est-ce que vous qualifiez la cuisine que vous proposez?

C’est une cuisine du produit de saison et qui ne tolère aucune concession en ce qui concerne sa qualité. Si un produit régional répond aux exigences qualitatives, nous privilégions la proximité. Pourtant, la diversité de produits avec lesquels nous travaillons ne peut pas être obtenue uniquement en Suisse, cela est notamment le cas des produits de la mer. Cette diversité fait aussi la magie de la créativité. En cuisine, c’est comme en peinture: je ne peux pas créer si on m’enlève la moitié des couleurs. La cuisine que nous proposons est une cuisine conviviale. Nous préparons ainsi souvent des pièces entières de viande ou de poisson et les découpons à table devant les clients – une technique qui permet de sublimer le goût des produits. Ce patrimoine s’est perdu à bien des endroits. Personnellement, j’aime le transmettre pour le préserver.

Les prix pour un repas au Domaine sont élevés. Est-ce qu’excellence rime forcément avec cherté?

Les clients du Domaine de Châteauvieux viennent souvent pour déguster des produits qu’on ne mange pas tous les jours ou qu’ils n’oseraient peut-être pas cuisiner à la maison. Je pense au homard breton ou à la truffe du Périgord par exemple. D’une manière globale, nous proposons un travail artisanal et sommes aux petits soins pour nos clients: ici, on compte quasiment un employé par client. En dehors du prix de l’assiette, il convient de considérer les frais fixes. Rien que le blanchissage des nappes coûte 12000 francs par mois, l’électricité et le gaz se chiffrent à 14000 francs. Tout compte fait, un repas gastronomique ne coûte pas cher. Honnêtement, proposer une cuisine gastronomique relève de la passion.

Sur votre site on peut lire qu’on doit savoir accueillir avant de savoir cuisinier. Que voulez-vous dire par là?

En effet, dans l’expérience du client l’accueil et le service comptent pour 51 pourcents, la cuisine pour 49 pourcents. Vous pouvez certes servir une assiette d’une qualité irréprochable. Même si le repas a été exquis, le client ne reviendra probablement pas si le service a été froid et impersonnel. Au Domaine, la table d’hôtes qui se trouve en cuisine est très prisée par les clients qui mangent ainsi quasiment en famille avec nous.

Quel conseil avez-vous pour quelqu’un qui craint de se mettre aux fourneaux, pensant ne pas arriver ou de devoir mettre beaucoup de temps pour préparer un repas?

Aujourd’hui on peut trouver beaucoup de conseils et de recettes sur internet. Je conseillerais surtout de rester simple. Un bon morceau de viande avec une salade, un plateau de fromage, des pâtes - nul besoin de se compliquer la vie. Choisir des produits de qualité et ne pas les surcuire est important. Sinon, on peut toujours aller chez un bon traiteur!

Justement, vous n’êtes non seulement chef, mais aussi entrepreneur à la tête de quatre autres établissements dans la région de Genève. Cela ressemble à une charge de travail colossale. Comment combinez-vous tout cela?

J’aime bien exprimer la créativité non seulement dans l’assiette, mais également en tant qu’entrepreneur, dans les styles des restaurants. À ce jour, j’ai ouvert 14 établissements. Pour bien les gérer, je me suis entouré de collaborateurs sur lesquels je peux compter, qui ont la même philosophie de travail que moi. Il ne faut pas non plus oublier que Châteauvieux est un très gros domaine à gérer. Je me suis rapidement rendu compte qu’économiquement, il fallait développer des ressources pour couvrir les charges de cette grande maison qui est une ancienne ferme viticole. Je n’ai ni mécène ni investisseur, j’ai donc rapidement ouvert l’épicerie au Domaine puis d’autres restaurants.

On n’ose presque plus vous poser la question, mais allons-y! Est-ce que vous arrivez à vous reposer? Comment est-ce que vous vous ressourcez?

Nous fermons le restaurant trois fois par année. J’en profite pour voyager, passer du temps avec mon épouse et notre fils de neuf ans. J’aime notamment les safaris en Afrique. Je pratique également du sport comme la plongée et la course à pied. Le 3 novembre passé, j’ai participé pour la huitième fois au marathon de New York. Noël approche. Avez-vous des traditions culinaires? Oui, nous mangeons toujours une volaille comme une dinde, un chapon ou un canard, si possible avec des truffes et du foie gras. Et le cardon genevois ne doit pas manquer sur la table des fêtes. En dehors des fêtes, si je cuisine à la maison, je privilégie la simplicité: un filet de bœuf, un poisson, des pâtes. La plupart du temps cependant ma famille vient manger avec moi au Domaine.

Vous êtes membre du RC Genève-Sud depuis plus de dix ans. Quel est votre lien avec le Rotary?

J’y suis arrivé par amitié. J’avoue que je ne suis pas très assidu, ma charge de travail ne me le permet simplement pas. Néanmoins, l’engagement pour les bonnes causes me tient à cœur, et l’esprit de camaraderie qui y prévaut me plaît beaucoup. C’est cet état d’esprit que j’essaie d’insuffler dans le métier.

People of Action

Philippe Chevrier est né le 17 décembre 1960 à Genève et a grandi dans la commune de Vernier. À l’âge de 14 ans il fait la plonge à l'Hôtel Métropole, c’est son premier job d’été. À 15 ans, il commence son apprentissage de cuisine au restaurant «Le Chat Botté» de l'Hôtel Beau Rivage de Genève. Après plusieurs stages, il est engagé comme cuisinier chez Frédy Girardet au très renommé Restaurant de l'Hôtel de Ville de Crissier en 1984. En 1987 il devient Chef de cuisine au Domaine de Châteauvieux, en 1989, à seulement 29 ans, il en devient le propriétaire. Depuis, le chef d’excellence qui a obtenu sa première étoile Michelin en 1991, la deuxième en 1994 et qui a été distingué par la note 19/20 du Gault&Millau chaque année depuis 1996, a ouvert ou repris de nombreux cafés et restaurants à Genève. Outre le Domaine de Châteauvieux, Philippe Chevrier est actuellement propriétaire de quatre établissements: Chez Philippe, Denise’s Art of Burger, Le Café des Négociants et le bar tea-room Les Aviateurs. Au Domaine de Châteauvieux, tout est fait maison, des viennoiseries du petit-déjeuner jusqu’aux mignardises et aux chocolats qui accompagnent le café. Plus de 150 produits salés et sucrés sont vendus à l’épicerie-cave du Domaine. On peut également retrouver les spécialités du domaine chez Manor et Globus.

Philippe Chevrier est membre du Rotary Club Genève-Sud depuis janvier 2014.

Le Chef étoilé du Domaine de Châteauvieux, Rot. Philippe Chevrier

Créativité et finesse dans l’assiette: Philippe Chevrier à l’œuvre