Le chimiste qui a la fibre écologique

dimanche 17 septembre 2023

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Le Rotarien Pierre Vogel est Professeur honoraire de l’EPFL en chimie. Le premier choc pétrolier en 1973, année de sa nomination comme professeur-assistant, l’a conduit à se détourner du carbone fossile et d’entreprendre des recherches qui valorisent la biomasse. Après avoir contribué à la synthèse de produits antitumoraux et d’antibiotiques, il tente depuis des années à démontrer que des solutions réalistes existent pour sauver le climat. 

Traverser le campus de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) et de l‘Université de Lausanne (UNIL) avec Pierre Vogel, c’est un peu comme si on se promenait dans son quartier. Il connaît l’histoire des lieux qu’il a vus se développer. Après avoir installé les travaux pratiques de chimie pour le deuxième cycle à Dorigny, il fut le délégué du Rectorat de l’UNIL pour la construction du Batochime, un imposant bâtiment qui s’élève sur six étages et ressemble à un navire. Il a coûté 100 millions et fut inauguré en 1995. Grâce à la vision des ministres et la générosité des gouvernements vaudois, il permit de réunir la Police scientifique et les chimistes de l’UNIL à côté des chimistes de l’EPFL, école qui avait obtenu son statut fédéral en 1969. 

Sauver des vies

La chimie n’était pourtant pas le premier choix de celui qui a grandi dans les vignes de Lavaux. Né à Cully (VD) le 23 octobre 1944, il était plutôt intéressé par le domaine médical. En discutant autour d’un café avec lui on comprend bien une de ses motivations. Une tante qu’il adorait était décédée d’une maladie de la peau, un voisin de deux ans son aîné avait succombé à la leucémie dans son enfance. « Je voulais trouver un médicament qui puisse sauver des vies », dit-il en rétrospective. 

Comme il n’avait pas étudié le latin, il ne put pas s’inscrire en médecine et se dirigea vers la chimie. Logique : la chimie permet la création de médicaments. Durant les années 1980 Pierre Vogel développe des méthodes de synthèse combinatoires qui ont contribué à l’obtention de substances antitumorales. Quand on lui demande si c’est gratifiant pour un scientifique de faire « quelque chose d’utile pour la société », il s’exclame : « Mais c’est bien ce que je voulais ! »

Du pétrole au bio-carbone

A l’Université de Yale aux USA de 1969 à 1971 il étudie les mécanismes des réactions de la pétrochimie. Puis iI découvre les produits naturels lors d’un premier emploi chez Syntex à Mexico. 1973, année de la crise pétrolière, il est nommé professeur assistant à l’UNIL. Le fait qu’il voulait se détourner du pétrole et travailler avec une autre source de carbone, découlait à l’époque encore plutôt d’une logique économique qu’écologique. « Il était évident que cette source de carbone pouvait se tarir. » Pierre Vogel cherchait donc une autre solution, le bio-carbone tiré de la biomasse. À l’époque, Jacques Piccard, le fameux océanographe vaudois et père de Bertrand Piccard, psychiatre, explorateur et environnementaliste, donnait déjà des conférences sur l’urgence de trouver une alternative au carbone fossile. « Il m’a éveillé à la question », raconte Pierre Vogel. 

A partir de la paille il se mit à fabriquer des substances compliquées dont les anthracyclines. Pierre Vogel sourit quand il voit la surprise de la journaliste, mais c’est un sourire en demi-teinte. Car le constat le désole : la chimie organique est totalement méconnue ; elle a mauvaise réputation – on pense rapidement aux scandales de Schweizerhalle et de Seveso et on rejette ce qui y a trait. Pierre Vogel en est conscient : « Les gens ont peur de la chimie. Et pourtant, ce ne sont pas les chimistes qui sont responsables de tels scandales, mais les industriels qui n’investissent pas assez dans la sécurité. » 

Un cours se transforme en livre

Le scientifique plaide pour que les lacunes soient comblées au niveau des gymnases au plus tard. « On n’apprend pas suffisamment de chimie organique. Même les enseignants au gymnase n’en ont pas conscience », s’exclame-t-il. En 2018, huit ans après sa conférence d’honneur à l’EPFL, une connaissance qui enseigne la chimie au gymnase lui avait justement posé la question : est-ce qu’il est encore utile d’enseigner la chimie organique ? Le professeur honoraire lui propose alors spontanément de préparer un cours pour elle. 

Pierre Vogel pose sa tasse de café devant lui et se saisit d’un grand livre épais dans sa serviette. « Voilà ce que ce projet de cours est devenu », dit-il avec un grand sourire. En effet, le scientifique a fini par écrire des centaines de pages sur le sujet du bio-carbone et le développement durable. « Sustainable Development. The roles of carbon and bio-carbon : An introduction to molecular sciences » est donc dédié à l’enseignante qui « ne pouvait pas imaginer que le carbone pouvait nous rendre service dans le développement durable », et à tout un chacun sensible à la question de l’écologie. 

Chez lui, c’est une évidence : quand il insiste sur les possibilités qu’aurait la Suisse de s’affranchir de la dépendance en énergie de l’étranger et d’atteindre le niveau zéro carbone net, toute sa personne exprime l’engagement et la passion. Il tourne les pages de son livre, montre des dessins et des schémas qui mènent à une évidence : « Certains pensent que carbone et développement durable ne sont pas compatibles. Ce manuel montre que le dioxyde carbone et le bio-carbone tiré de la biomasse comme les déchets agricoles, sylvicoles et urbains sont nos meilleurs alliés dans la transition énergétique, vers une meilleure durabilité, pour un retour vers une économie circulaire ».

Expériences au vignoble

Sa passion pour le sujet et le partage de ses connaissances ne datent pas d’hier : sa conférence d’honneur à l’EPFL en 2010 porta déjà sur la nécessité de produire des carburants verts à partir de la biomasse. « Les procédés existent et sont viables économiquement », insiste-t-il en rappelant que d’autres pays comme la Finlande, le Danemark et la Suède sont déjà bien avancés dans la production de biodiésel et de méthanol, utilisé par les ferries. Une production à haut rendement, notamment. « C’est ça, le futur », dit-il en ajoutant qu’un vrai coup d’accélérateur aux techniques du développement durable viendra aussi des Etats Unis à la suite de l’« Inflation Reduction Act » promulgué par le président Joe Biden. 

Pierre Vogel, lui, va continuer à parler des énergies vertes et des carburants de synthèse autour de lui, de conférence en conférence, d’article en article. La nature et l’énergie sont d’ailleurs des thèmes qui étaient déjà présents dans son enfance. Après avoir vendu sa fabrique de machines en France, son père Samuel s’installe dans le Lavaux, achète des vignes et en 1929 crée le « Domaine Croix Duplex ». Plus tard, en 1974, Pierre Vogel acheta lui-même 1000 m² de vignes près d’Epesses qu’il a travaillé avec son épouse Edmée. Il ne s’est pas contenté d’expériences gustatives avec son vin. Les tartres (déchets) qu’il contient lui donnent les auxiliaires chiraux nécessaires à la synthèse de médicaments.

La retraite ? C’est visiblement une phase post-professionnelle hautement active en ce qui concerne Pierre Vogel : de 2010 à 2021, l’EPFL lui prêta un laboratoire où il travailla bénévolement pour des recherches en chimie médicinale en collaboration avec le CHUV sur le cancer de la peau. En plus, il a également participé à un projet européen nommé Health 7, dédié au cancer du pancréas. Maintenant, il est occupé à traduire son livre qu’il a rédigé en anglais, langue naturelle pour un scientifique, en français. Le premier chapitre est terminé, et vue la longévité de son papa et de sa maman qui ont vécu jusqu’à 99 et 102 ans respectivement, le fils ne se fait pas trop de soucis pour les chapitres qui restent. Pierre Vogel sourit, puis il ajoute tout de suite sur un ton engagé qu’il est aussi en train de préparer une newsletter qui informe sur des évolutions dans le domaine du développement durable. Il serait ravi que le public le contacte, aussi pour échanger sur ces sujets brulants d’actualité autour d’un café. 

Sur le chemin du retour de la cafétéria vers le Batochime il nous reste un moment pour évoquer le Rotary. Il fait partie du RC Lausanne depuis 1991, son parrain est Bernard Reymond, professeur à l’Université de Lausanne. Le RC Lausanne est par ailleurs le club à qui appartenait Maurice Cosandey, un autre ambassadeur de la chimie et ancien Président de l’EPFL. Pierre Vogel a présidé la commission de la Fondation Rotary du Rotary International pour le District 1990 de 2001 à 2008. Une jolie manière de s’engager pour la formation dans d’autres domaines que scientifiques de celui qui porte un regard à la fois critique et ouvert sur le monde.

 

Le Rotarien Pierre Vogel