Une expérience de guerre transformée en amour

dimanche 22 janvier 2023

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Elle n’avait que dix ans quand il fallut tout quitter, sa maison dans un petit village près de Srebrenica en Bosnie, ses amis, son école. Aujourd’hui, Sanela Music, Rotarienne du RC Genève International et Représentante du Rotary International auprès des Nations Unies à Genève, s’engage avec sa fondation Sanchild pour la paix en Bosnie et ailleurs. 

Sanela Music se souvient des semaines de fuite sans nourriture avec sa mère et ses trois sœurs cadettes à travers les forêts, à dormir dans des écoles, jusqu’au camp de réfugiés en Slovénie où le papa amena sa famille avant de repartir au front. Les dernières nouvelles qui leur arrivaient du papa furent terribles : il avait été capturé par les Serbes, il était détenu dans un camp. Convaincue de sa mort, la maman abandonna l’idée de retourner au pays et quitta le camp en Slovénie pour se réfugier avec ses quatre filles en Suisse où se trouvaient déjà deux cousines. Depuis le centre fédéral pour requérants d’asile de Chiasso, elles traversèrent le pays, destination Lausanne, avec les billets de train et l’adresse du centre d’accueil pour réfugiés en poche. 

Sanela Music, que nous rencontrons quelques jours avant Noël pour un entretien sur le thème de la paix, a maintenant 40 ans. Mais les souvenirs d’enfance sont vifs. Elle pose sa tasse de chocolat chaud pour mieux accompagner son récit par des gestes, nous parle de cette arrivée à Lausanne, avec un sourire incrédule. Parle de la recherche du bus numéro 5 pour le centre, trouvé grâce aux quelques bribes d’anglais que la jeune fille parlait à l’époque. 

La confiance perdue – et la reconstruction

Quelques jours après son arrivée à Lausanne elle se retrouva à l’école, sans parler un mot de français, mais avec un test d’aptitude qui la plaçait en pré-gymnasiale. Pas facile de voir les carnets d’école marqués de rouge pour quelqu’un qui avait toujours eu d’excellentes notes. « Apprendre le français devenait une urgence », raconte Sanela Music. Avec persévérance, elle traça son chemin vers un avenir professionnel brillant et mis toute son énergie dans son travail, sans montrer ses blessures intérieures. Malgré la chance d’avoir échappé à la guerre et le confort d’un environnement de sécurité en Suisse, le traumatisme de la guerre s’exprimait par des crises d’angoisses, des nuits sans sommeil, des années de dépression incompréhensibles. 

Puis, un jour, le déclic se fait dans un atelier de méditation et de développement personnel où la jeune femme comprend la source de son traumatisme : la guerre lui avait enlevé toute confiance envers les êtres humains. Des êtres humains capables de la séparer de son amie serbe à l’école, des êtres humains capables de tuer. – Tout le monde pourrait potentiellement représenter un danger pour elle. L’atelier lui permet pour la première fois de rétablir une vraie connexion à elle-même et aux autres participants. Elle commence à se sentir en sécurité enfin et arrive peu à peu à reprendre confiance grâce à ce tout nouveau chemin de résilience qu’elle entame.

Le retour en Bosnie après 17 ans

Apprendre à gérer ses émotions et à transformer la peur ou la colère en énergie positive : 17 ans après la fuite, Sanela Music trouve le courage de retourner en Bosnie, avec le sentiment « d’avoir quelque chose à apporter ». Rien de concret au début, mais les choses vont se mettre en place naturellement. Frappée par le temps qui s’est arrêté pour beaucoup, et la quantité de déchets dans les rivières et la petite ville d’Olovo encore marquée par la guerre, elle fait connaissance d’une enseignante qui fait le lien avec un groupe de jeunes. « Avez-vous envie de nettoyer votre ville ? », demande Sanela Music. Une vingtaine de jeunes participent à une action de nettoyage de la petite ville. Lorsqu’elle constate ensuite qu’ils continuent à s’engager seuls, elle invite le groupe de jeunes en Suisse, propose des visites et également un atelier de développement personnel en compagnie de Justin Friedman, le fondateur de l’organisation FLOW (For Love of Water, pour l’amour de l’eau). 

Le Global Grant du Rotary International

Les retours sont très positifs, et quand un de ces jeunes l’appelle de Bosnie, dans l’angoisse qu’une guerre puisse éclater à nouveau, elle se rend compte « qu’il faut un soutien sur place, que la sécurité dans la région des Balkans est vulnérable tout comme sa population qui porte un lourd héritage ». Un premier projet pilote a lieu à Sarajevo en novembre 2017 pour un groupe de 25 jeunes, avec l’objectif d’apporter de l’espoir, d’ouvrir un chemin vers l’action positive et la résilience. Sanela Music appelle l’atelier « From inner to outer peace ». Elle s’arrête un moment dans son récit, plaque sa main sur son cœur et explique que la paix commence par soi-même. « Être en paix avec nous-mêmes nous permet de répandre la paix autour de nous afin de contribuer de manière positive dans notre communauté. » Mais comment faire profiter un maximum de jeunes de cette expérience, comment multiplier ce projet ? C’est en parlant à son parrain au Rotary, Walter Gyger, alors président du Groupe d’Action Rotarien Suisse pour la Paix, que l’action en Bosnie se transforme en un projet rotarien. À la suite de diverses présentations du projet, une invitation lui parvient du Rotary de Belgrade. La Serbie ! Sanela Music avait d’abord dû s’encourager un peu car des peurs surgirent malgré tout, puis elle se dit que tout allait bien se passer, que c’était quand-même une rencontre entre Rotariennes et Rotariens. Une fois sur place, elle faisait un constat étonnant : l’idée de parler « de la paix » et d’un projet « pour la paix » mettait les hôtes mal à l’aise. « Ils avaient peur de ce que je pourrais dire à ce sujet-là. » C’est alors qu’elle comprit que le mot paix pouvait aussi avoir une connotation négative, « car il est lié à la guerre ». Voilà pourquoi l’appellation « incubateur de paix » était finalement remplacée par « Harmony Project, inspire positive change », un programme d’une semaine de formation pour des professionnels engagés dans leur communautés. Les participants ont ensuite implémenté 17 projets locaux, appelés « Harmony Ripple projects » en 2021, chaque fois dans des équipes mixtes avec des Serbes, des Croates, des Bosniaques et d’autres ethnies, venant de différentes régions de Bosnie. Des participants étaient formés sur place pour animer les ateliers et créer ainsi un effet boule de neige d’harmonie dans leurs communautés.

Au-delà de la clôture réussie du Global Grant, le projet harmonie en Bosnie s’est multiplié. En 2022, une nouvelle semaine de formation a été organisée pour le personnel de MFS Emmaüs à Srebrenica, 25 nouveaux formateurs ont été formés et 19 nouveaux « Harmony Ripple projects » ont été implémentés par les alunis dans diverses villes de Bosnie.

La Fondation Sanchild

L’énergie de la jeune femme ne s’arrêta pas là. Elle explique que dans le but de propager un maximum les bienfaits de ce programme, elle a créé sa propre fondation qui continue à œuvrer pour l’harmonie. Un projet-pilote avec le Rotary de Lyon - St. Étienne pour soutenir l’intégration des réfugiés ukrainiens, un autre entre la Bulgarie et le Nord de la Macédoine, un autre encore pour les jeunes de la diaspora en Suisse qui amènent des conflits à l’école « parce qu’ils reproduisent un schéma de leurs parents ». Le besoin de davantage d’harmonie est immense, l’énergie de l’équipe de la fondation visiblement aussi. Sanela Music l’a baptisée « Sanchild ». Ce n’est pas une référence à son prénom. « San veut dire rêve en bosniaque », explique-t-elle et poursuit avec son sourire radieux que le rêve d’un monde plus harmonieux ne l’a jamais quitté. « Le résultat de ce type de projet est peut-être immatériel, mais on le voit clairement sur les visages des gens qui participent, leur référence de vie en est modifiée en positif. » Puis elle se rappelle un souvenir du camp en Slovénie. Des volontaires italiens étaient sur place pour s’occuper d’eux, des histoires, des dessins, des bricolages – une parenthèse qui permettait aux enfants de s’évader, une bulle de bien-être hors du temps. En rétrospective, Sanela Music parle de cette référence comme la preuve que l’amour inconditionnel existe, et que les enfants réfugiés avaient reçu un cadeau inestimable. « Ces volontaires étaient venus avec leur cœur et ça a laissé une merveilleuse emprunte sur moi. » La femme qui est arrivée comme réfugiée en Suisse, y a fondé son entreprise et créé sa fondation, veut contribuer à son tour sur le chemin de la paix. L’amour, l’intelligence et beaucoup d’expériences positives qui lui permettent aujourd’hui de dire : « Je sais que ça marche, on a une formule qui fait des preuves, qui crée un impact durable et peut être appliquée partout. » C’est d’ailleurs justement ce que d’autres Rotariennes et de Rotariens font. Sanela Music : « Ils contribuent à cette initiative et proposent de développer le projet dans d’autres régions. J’en suis très reconnaissante ». 

Un moment symbolique de son travail pour la paix : Rot. Sanela Music lors d'une conférence